Teknik - Comment le chat boit-il ?

Teknik - Comment le chat boit-il ?

2021, May 17    

Cet article fait partie d’une série d’article technique dont le but est de décortiquer des publications scientifiques de haut niveau alliant physique et biologie.

Le papier décortiqué :

  • P.M. Reis, J. Sunghwan, J.M. Aristoff, and R. Stocker,
    How Cats Lap: Water Uptake by Felis Catus,
    Science 330, 6008, 2010 (link).

La biologie

Les animaux ont développé des stratégies pour s’abreuver dépendant des contraintes physiologiques et environnementales.

Certains vertébrés utilisent leur langue pour boire tel que le chat.

Pour boire, le chat utilise un mécanisme subtil basé sur l’adhésion de liquide sur la face dorsale de sa langue. En trempant et rétractant la langue de son breuvage, le chat exploite l’entrainement inertiel du liquide et contrecarre ainsi la gravité pour emmener le liquide dans sa bouche.

L’équilibre entre l’inertie et la gravité de la colonne de liquide amène une dépendance de la fréquence de lappe en fonction de la masse de l’animal.

Des mesures expérimentales de la fréquence de lappe de différents membres de la famille des félidés (jaguar, léopard, tigre, lion,…) en fonction de leur masse, supporte cette prédiction.

L’expérience modèle physique

Un disque de verre est déposé à la surface d’un récipient d’eau puis est soulevé rapidement pour s’arrêter à une certaine hauteur.

L’eau adhère au disque en verre et est emporté par inertie, la colonne liquide va s’amincir, se rompre et se rétracter pour rejoindre le récipient d’origine.

Les chercheurs ont filmé à la camera rapide l’expérience faisant varier plusieurs paramètres dans cette expérience.

Les physiciens raffolent de ces expériences modèles “simples” et contrôlées, celles-ci permettent d’extraire l’essence d’un phénomène. Ceci est beaucoup plus simple que de travailler directement avec des chats ou des lions qui ne sont pas toujours coopératifs.

Quels sont les paramètres physiques de l’expérience ?

  • $\nu$, la viscosité cinématique du liquide (eau)
  • $\rho$, la densité du liquide (eau)
  • $\sigma$, la tension de surface du liquide (eau)
  • $R$ le rayon du disque et de la colonne de liquide initialement (taille caractéristique de la colonne de liquide)
  • $U_{\rm{max}}$, la vitesse maximale de rétractation de la langue
  • $H$, la hauteur de lappe

Quels sont les effets physiques dominant la lappe du chat ?

Les candidats potentiels sont les effets

  • inertiels
  • visqueux
  • de tension de surface
  • de gravité

Pour les départager, nous comparons les effets entre eux en construisant des nombres adimensionnels.

Le nombre de Reynolds:

[\rm{Re} = \frac{\rm{inertie}}{\rm{viscosité}} = \frac{U_{max}}{\nu} > 10^3]

-> Les effets inertiels dominent fortement les effets visqueux

Le nombre de Bond:

[\rm{Bo} = \frac{\rm{inertie}}{\rm{tension de surface}} = \frac{\rho g R^2}{\sigma} > 10^3]

-> les effets inertiels dominent les effets de tension de surface

Le nombre de Froude,

\begin{equation} \rm{Fr} = \frac{\rm{inertie}}{\rm{gravité}} = \frac{U_{max}}{(gR)^{1/2}} \sim 3 \label{eq:Fr} \end{equation}

avec $U_{max} \sim 78$cm/s, $R=5$mm et $H=3$cm (mesure typique pour le chat du papier Science en question)

-> les effets inertiels et gravitationnels sont du même ordre de grandeur.

On en déduit donc que c’est la gravité qui est responsable de la dynamique de la colonne de liquide et de la rupture (pinch-off) et non la tension de surface.

Nous pouvons donc étayer cette hypothèse : la dynamique de la colonne de liquide est gouvernée par une compétition entre la gravité et l’inertie.

La dynamique de lappe est donc complètement définie par 2 nombre adimensionnels indépendants :

  • le nombre de Froude $\rm{Fr} = U_{max} / (gR)^{1/2}$, et
  • le rapport d’aspect $H/R$

Alternativement, on peut définir un nouveau nombre adimensionnel qui résulte d’une combinaison des 2 :

  • $\rm{Fr}^* = (R/H) \rm{Fr}^{2/3}$

Si l’hypothèse ci-dessus est correcte, la dynamique pourra complètement être décrite par 2 de ces 3 nombres adimensionnels. Des expériences ont donc été menées en faisant varier les 2 paramètres : $\rm{Fr}^*$ et $R/H$.

Expériences, modélisations et prédictions

Pour tester l’hypothèse que la dynamique de la colonne de liquide est gouvernée par un équilibre entre la gravité et l’inertie, les chercheurs ont mesuré la hauteur à laquelle la colonne de liquide se rompt (le pinch-off), $Z_p$.

A l’aide d’un modèle mathématique (pas si simple, décrit dans les Supplementary Information SI de l’article), ils ont déduit une une loi d’échelle pour prédire la hauteur de pinch-off :

Si $\rm{Fr}^*<1$,

[Z_p/H \sim \rm{Fr}^*]

et si $\rm{Fr}^*>1$,

[Z_p/H \sim 1]

Cette prédiction a été confirmée expérimentalement, les résultats sont présentés sur la figure 4a du papier en question (représentée ci-dessous).

Le modèle prédit également le temps après lequel la colonne se rompt (temps de pinch-off) :

Si $\rm{Fr}^*<1$, \begin{equation} t_P \sim (R/U_{max}) \rm{Fr}^{2/3} \label{eq:tP} \end{equation}

si $\rm{Fr}^*>1$,

[t_P \sim R/U_{max}]

Comme observé expérimentalement, le modèle démontre que le pinch-off se produit proche du disque.

Temps de lappe

Lapper

  • trop rapidement, le chat ferme sa bouche trop tôt et ne permet pas de maximiser l’entrainement inertiel de la colonne de liquide.
  • trop lentement, le chat manque la colonne qui s’est déjà rétractée.

Le temps de lappe doit évoluer comme le temps de rupture (pinch-off).

[\frac{1}{f} \sim t_P]

En insérant (\ref{eq:Fr}) dans (\ref{eq:tP}) et en utilisant f ~ U_max/H

\begin{equation} f \sim \frac{(gH)^{1/2}}{R} \label{eq:f} \end{equation}

Hypothèse : le chat boit de manière à maximiser le volume de la colonne de liquide ingérée. Les chercheurs ont observés que le chat ferme la bouche juste avant le pinch-off.

Le modèle prédit que le volume de la colonne de liquide est maximum proche du pinch-off (juste avant).

Quid des autres félidés ?

L’équilibre entre l’inertie et la gravité donne une prédiction de la fréquence de lappe pour les autres félidés.

En supposant une isométrie au sein de la famille des félidés : la hauteur de lappe évolue comme la taille de la langue ($H \sim R$) et la masse de l’animal $M$ évolue comme la taille de la langue au cube ($M \sim R^3$).

L’équation (\ref{eq:f}) donne la prédiction

[f \sim R^{-1/2} ~ M^{-1/6}]

qui est vérifiée dans le graphique ci-dessous.

La fréquence de lappe diminue donc avec la taille du félins qui augmente. Le lion lappe moins rapidement que le chat.